Chara Tognolotti, Laura Vichi, De la photogénie du réel à la théorie
Pour Christophe Wall-Romana, préfacier de ce livre, il y a un avant et un après Jean Epstein : « avant » le cinéma n’est qu’un « tour de passe-passe », un « divertissement », un « nouvel embal¬lage culturel », une « industrie » ; « après »il fait « exister le réel », ouvre sur le « sur-réel à l’intérieur du réel », « secrétant à contre-jour la réalité du cinéma comme ouvroir même d’existence ». Il salue par conséquent l’entreprise conjointe des deux auteures qui retracent aussi exactement que possible les chemins et traversées qui mènent à «l’archipel du cinéma d’Epstein ». C’est un « Epstein mode d’emploi » qui est proposé, offrant à la fois recension, apologie et guide. Le livre est découpé en deux parties. La première qui est écrite par Laura Vichi s’intitule : « De l’attraction docu¬mentaire à la théorie d’un cinéma au-delà du réel ». Elle s’attache à définir « la photogénie du réel » comme objet théorique (avec la place du décor naturel, de la dimension documentaire, de la « valorisation photogénique du réel ») puis « L’approche du cinéma du réel par Epstein » pas¬sant du visible à l’invisible. La seconde partie, due à Chiara Tognolotti, s’intitule « Le cinéma au-delà du réel : les années 1940 et la philosophie du cinéma » et s’intéresse de plus près au « chantier intellectuel » d’Epstein à travers ses notes de lec¬ture (1946-1953) concernant la philosophie, la littérature, les sciences, la physiologie et la psycha¬nalyse. Elle aboutit à « la réélaboration de l’idée du réel, vers la ‘‘photogénie du sacré’’ ». Laura Vichi a déjà publié un Jean Epstein (en italien) et Chiara Tognolotti « L’influence de Friedrich Nietzsche sur la théorie cinématographique de Jean Epstein » (1895 no 46, 2005) et Al cuore dell’immagine. L’idea di fotogenia nel cinema europeo degli anni venti, après avoir soutenu une thèse sur le cinéaste ; elles sont donc, l’une et l’autre, familières du fonds Epstein de la Cinémathèque dont l’ex¬ploration, depuis une vingtaine d’années mainte¬nant, a permis un profond renouvellement des
études epsteiniennes. Sa richesse, comme on l’avait souligné dans un numéro de cette revue largement consacré à ce cinéaste-théoricien, demeure malheureusement amputée de toutes les notes antérieures à 1946, qui disparurent pendant l’Occupation (avec un fonds documentaire photo¬graphique, scénaristique etc. considérable) quand Epstein fut inscrit, avec sa sœur, sur la « liste, der in Frankreich taätig gewesenen jüdischen Filmschaffen¬den » établie par les autorités allemandes (avec les Aisner, R. Bernard, G. Dulac et bien d’autres), et qu’on réquisitionna la maison qu’il louait pour en évacuer et disperser tout ce qu’elle contenait (1895, no 78, 2016, pp. 92-93). De même peut¬-on souligner dans les approches qui renouvellent Epstein l’angle mort de ses films « commerciaux » (V. Mortari était intervenu sur ce point dans le même no 78).
L’ouvrage de Vichi et Tognolotti étoffe et développe l’analyse de la pensée epstei¬nienne, y compris dans ses prolongements épisté¬mologiques (la définition bachelardienne de la discontinuité comme essence du réel contre la bergsonienne – confrontation sur laquelle revient E. Thouvenel dans son ouvrage récent, Bachelard et le problème-cinéma [voir les Comptes rendus dans ce numéro]). Il se clôt sur une bibliographie et une filmographie. Soulignons le mérite d’un éditeur italien de publier un ouvrage en français tout en regrettant qu’une relecture par un francophone « natif » n’ait pu éliminer du texte un certain nombre d’italianismes qui le déparent.
1895 Revue d'histoire du cinéma, n° 92 hiver 2020 p. 197